Depuis le Moyen Âge, la crèche occupe une place singulière dans l'imaginaire provençal. Les premiers décors de la Nativité étaient mis en scène dans les églises, avec des personnages grandeur nature ou des figurines qui permettaient de raconter l'évangile au plus grand nombre. Au fil des siècles, la Provence s'est peu à peu invitée au cœur du récit. Les paysages, les métiers et les silhouettes du pays ont pris place autour de l'étable, jusqu'à faire de la crèche un miroir de la société locale autant qu'une représentation religieuse.
Plusieurs lectures coexistent autour de l'origine des santons. Certains y voient un prolongement de la foi chrétienne, d'autres y lisent un geste de résistance à la fermeture des églises et à l'interdiction des messes de minuit pendant la Révolution. La crèche domestique devient alors un moyen discret de maintenir une pratique, dans un format réduit, facilement dissimulable. S'y ajoute l'idée d'une réponse populaire aux crèches luxueuses de la noblesse, avec des figurines plus modestes mais profondément ancrées dans la vie quotidienne.
Au départ, les crèches se déploient surtout dans les édifices religieux. Elles combinent décors, figurants, chants et prières, et rassemblent une foule importante lors des fêtes de fin d'année. Lorsque les églises ferment leurs portes, les familles commencent à imaginer de petites scènes chez elles. Les premiers personnages sont réalisés en mie de pain, en papier mâché ou en argile crue, à partir de moules rudimentaires. L'échelle se réduit, les gestes se simplifient, mais la symbolique demeure. Une fois les interdictions levées, la crèche familiale continue de se développer et reste au cœur des traditions de fin d'année.
Avec le temps, l'argile locale s'impose comme matériau de référence. Les terres rouges et ocres des environs d'Aubagne, d'Aix ou du haut Var offrent une matière facile à travailler et à cuire. La cuisson au four rend les figurines plus solides et permet de les conserver d'une année sur l'autre. La crèche sort alors du seul cercle religieux et devient un rituel partagé, transmis de génération en génération, où chacun reconnaît un paysage, un accent, un métier ou une attitude familière.
Le santon moderne résulte d'un véritable savoir-faire artisanal. Le santonnier commence par sculpter un modèle original, puis crée un moule dans lequel l'argile est pressée. Après démoulage, chaque figurine est retouchée à la main, puis séchée longuement avant la cuisson. La peinture intervient ensuite, avec des couleurs qui soulignent le mouvement, le regard et les détails des costumes. Des ateliers perpétuent ces techniques tout en les adaptant aux exigences actuelles de durabilité, de sécurité et de traçabilité des matériaux.
Ce travail d'atelier structure une partie importante de l'économie locale. Des familles de santonniers exercent le même métier depuis plusieurs générations et défendent une identité forte, souvent reconnue par des labels métiers d'art. Les visites d'ateliers, les stages d'initiation et les ventes en ligne permettent de découvrir ce patrimoine vivant au-delà de son territoire d'origine. Les collections s'enrichissent régulièrement de nouvelles créations, sans rompre le lien avec les grandes figures traditionnelles.
Au début du XIXe siècle, quelques marchandes installent leurs étals sur le cours Saint-Louis pour proposer des figurines en argile. Ce petit marché saisonnier se transforme rapidement en événement majeur, qui investit la grande artère centrale et attire des foules de plus en plus nombreuses. La foire aux santons devient un moment fort du calendrier, associé aux préparatifs de la crèche et aux fêtes de fin d'année.
Les stands alignent aujourd'hui des milliers de personnages de toutes tailles, des plus classiques aux plus contemporains. Les familles complètent leur crèche année après année, ajoutent un nouveau métier, remplacent un sujet abîmé, choisissent un animal, un accessoire ou une construction de paysage. La foire rassemble santonniers, musiciens, groupes folkloriques et visiteurs dans une atmosphère où se mêlent odeur de pain chaud, sons de galoubet et lumière d'hiver. Elle reste l'un des symboles les plus visibles de la vitalité de cette tradition.
Au cœur de la crèche figurent la Sainte Famille, l'âne, le bœuf, les bergers et les Rois mages. Autour d'eux gravitent des personnages venus d'un village imaginaire, mais profondément inspirés du réel. Le Ravi, bras levés et sourire émerveillé, incarne la joie naïve. La lavandière, la bugadière, rappelle le travail de la lessive au bord du ruisseau. Le rémouleur pousse sa meule, le pêcheur apporte ses poissons, la poissonnière ses paniers, le meunier sa farine et le boulanger ses fougasses. L'Arlésienne, silhouette élégante en costume traditionnel, traverse la scène avec naturel.
Les figures plus marginales, comme le bohémien, le voleur de poules ou le vieux couple un peu fatigué mais toujours soudé, rappellent que la crèche accueille tout un monde, sans distinction de rang ni de réputation. L'aveugle guidé par son enfant, le boiteux qui avance malgré la difficulté, les artisans, les paysans, les musiciens et les danseurs complètent ce théâtre miniature. Chacun apporte un présent symbolique, qui va des fruits de la terre aux produits du travail quotidien. L'ensemble forme un portrait collectif, à la fois tendre et malicieux, d'une société rurale et urbaine réunie autour d'un même événement.
La crèche provençale conserve une dimension spirituelle pour certains foyers, tandis que d'autres la considèrent avant tout comme un élément du patrimoine culturel. Dans les deux cas, elle reste un moment de transmission, où enfants et adultes construisent ensemble un décor, placent les personnages, discutent du rôle de chacun et réinventent parfois la scène en y ajoutant des métiers récents ou des clins d'œil à l'actualité. Des figurines représentent désormais des soignants, des artisans contemporains, des musiciens modernes ou des scènes de vie urbaine, sans effacer les personnages historiques.
Les santons continuent d'être fabriqués en argile, cuits dans les fours des ateliers et peints à la main, mais s'inscrivent aussi dans un environnement renouvelé, marqué par la mise en valeur des savoir-faire, l'attention portée aux matières premières et l'évolution des modes de diffusion. La crèche demeure pour beaucoup un moment attendu des fêtes d'hiver, où s'exprime à la fois la mémoire d'un pays, le goût du détail et le plaisir de mettre en scène, à l'échelle d'une table, tout un monde de personnages qui semblent prêts à prendre la parole.